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ABSOLITUDE

 

 

L’installation se présente sous la forme de cinq vidéos, montrant cinq performances, tournées dans 5 pièces différentes d’un appartement, durant cinq jours. Une danseuse évolue dans chacune de ces

pièces, comme prise au piège entre les murs. L’isolement produit en elle une hésitation ambigue

entre ennui et fol désir d’exister, jusqu’à la faire vaciller à la limite de la folie.

L’appartement est le foyer. Mais ici, le lieu de l’intimité dans lequel l’individu crée son univers à

soi devient une prison l’enfermant sur lui-même et le coupant des autres.

La performance de la danseuse devient l’expérience subjective d’un être confronté au sentiment

éprouvé de solitude, coupé du monde, des autres, et par conséquent de lui-même. Reclus, il devient

comme privé de son humanité et se réduit aux besoins les plus élémentaires.

Les pièces elles-mêmes sont presque toutes rattachées aux exigences du corps : cuisine, salle de

bain, toilettes... La personne est alors ramenée à sa simple dimension animale : satisfaire ses besoins

vitaux : manger, évacuer, dormir. Les lieux de vie sont vidés de toute la dimension sociale et

culturelle de l’existence (cuisiner en appréciant les saveurs, s’apprêter devant un miroir pour

embellir son apparence, partager un repas avec des convives, s’allonger dans un lit avec son aimé,

etc.) Les taches quotidiennes sont effectuées avec automatisme. Préparer son petit déjeuner, verser

son café dans son bol, beurrer ses tartines, sans y mettre de sens, la conscience comme retirée du

présent, comme retirée de soi. Le salon, lieu de sociabilité, d’échange d’idées et de de convivialité

n’est plus ici qu’un écrin de solitude.

Enfermée dans son appartement la jeune femme s’ennuie. Assise sur son canapé blanc elle est

confrontée au désoeuvrement. Le silence devient une sorte de néant absolu portant la marque de

l’angoisse. Des bruits semblent venir du dehors, lointains, confus. Mais justement, ils sont dehors.

Elle, est dedans. Entre les deux, une barrière infranchissable. Surgit alors un réflexe presque vital

pour réintroduire de la vie au coeur de ce vide absolu : allumer la radio, entendre la voix humaine de

Cindy Lauper, danser frénétiquement en oubliant sa solitude, puis la retrouver, en se laissant à

nouveau tomber sur le canapé.

Malgré tout le corps aspire à la transcendance et se meut vers un absolu inaccessible. Le corps

résiste ; Il danse. Danser c’est impliquer son corps dans l’espace. Dimension dionysiaque de

l’existence…

« L’homme s’est aperçu qu’il possédait plus de vigueur, plus de souplesse, plus de possibilités

articulaires et musculaires qu’il n’en avait besoin pour satisfaire aux nécessités de son existence et

il a découvert que certains de ces mouvements lui procuraient par leur fréquence, leur succession

ou leur amplitude, un plaisir qui allait jusqu’à une sorte d’ivresse, et si intense parfois, qu’un

épuisement total de ses forces, une sorte d’extase d’épuisement pouvait seule interrompre son

délire, sa dépense motrice exaspérée. »

Paul Valéry, Philosophie de la danse (1936)

Parce qu’il est dans l’incapacité de se retrouver seul avec lui-même, l’être humain cherche

perpétuellement à s’étourdir, à fuir la rencontre avec soi en s’épuisant dans des divertissements

aussi illusoires qu’éphémères. « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne

pas savoir demeurer au repos dans une chambre » disait Pascal dans les Pensées.

Pourtant, la solitude est aussi la condition d’une présence authentique au monde. Savoir se retirer et

mettre momentanément entre parenthèse tout ce qui vient du dehors est nécessaire pour être à

l’écoute de sa pensée, saisir ce qu’il y a de plus profond au fond de son âme et pour retrouver un

dialogue avec soi.

« Une seule chose est nécessaire: la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même et

ne rencontrer pendant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir. »

Rilke, Lettres à un jeune poète, 14 mai 1904 (1929)

Cela n’est cependant valable que si cette solitude est temporaire, et si le philosophe ou l’artiste se

détournent provisoirement du monde, ce n’est que pour mieux le retrouver ensuite. La performance

qui nous est présentée ici nous montre à l’inverse un microcosme étouffant où l’individu semble

enfermé pour l’éternité dans un délaissement tragique et la solitude est alors vécue comme

sentiment de déréliction.

Dans Vendredi ou les limbes du pacifiques de Tournier, Robinson, ployant sous la solitude la plus

radicale, tente d’échapper à une réalité qui ne fait plus monde en se raccrochant à son imaginaire,

tentant de rendre acceptable l’insupportable sur le mode d’un déni. Face à lente et inexorable

régression de son activité psychique, il est mis négativement en présence de la fonction structurante

d'autrui dans sa propre perception.

« La solitude n'est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis le naufrage de la

Virginie. C'est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens

purement destructif. (…) Je sais maintenant que chaque homme porte en lui — et comme au-dessus

de lui — un fragile et complexe échafaudage d'habitudes, réponses, réflexes, mécanismes,

préoccupations, rêves et implications qui s'est formé et continue à se transformer par les

attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s'étiole et

se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers... Je mesure chaque jour ce que je lui devais

en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. »

Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Folio, Éd. Gallimard, 1972, pp. 53-55.

Fissure. Le terme même de schizophrénie vient du grec schizis qui signifie la fente. Et c’est bien un

être qui se fissure lentement qui nous est donné à voir dans cette performance.

Dans le fonctionnement dit schizoïde, la confusion entre le dedans et le dehors prévaut. On parle de

syndrome dissociatif, terme renvoyant à l’incohérence de la pensée, du psychisme de manière

générale. Pour lutter contre l’angoisse d’anéantissement, le sujet utilise le clivage. Comme si le sens

commun des choses n’existait plus. Comme s’il devenait normal de se frictionner la tête et le corps

avec des spaghettis. Pour se défendre de ces pulsions persécutrices, le schizophrène dissocie donc

son moi corporel de son moi psychique. Dans l’appartement, privée du contact avec les autres, la

jeune femme perd ses repères, se déshumanise progressivement.

 

 

Anne Ansallem, Janvier 2014

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