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« Absolitude » c’est la solitude à la pointe, au raz de la chute, c’est en quelque sorte le Finistère de l’absence.

 

Dans cette pièce en 5 actes, (en fait il s’agit plutôt de 5 pièces en acte : la cuisine, la salle d’eau, les toilettes, le salon, la chambre) une femme seule évolue, qui n’a d’autre horizon que le quotidien, désespérément, fantastiquement vide, évidé, d’un appartement. 

Nous ne savons pas ce qui s’est passé « avant ». Elle nous est étrangère, tellement qu’on reconnaît bien vite en elle et en ce lieu cette familière étrangeté qui nous fonde et nous dérange. On croit la connaître… nous reconnaître. D’ailleurs il est à noter que d’un côté et de l’autre de la caméra (et peut-être du miroir), étrangement encore, Morgan Davalan et Sandrine Rodrigues ont un petit air de famille, une légère et troublante ressemblance. 

Comme souvent dans son travail, Sandrine nous parle d’identité, de dédoublement et de déplacement. 

 

Dans l’extrême simplicité des moyens plastiques et l’absence volontaire d’effets, dans la lumière du jour et la vraie couleur des choses, dans le détail des textiles imprimés et le motif choisi des objets, s’opère un glissement de réel. Du Même à l’Autre. Selon Clément Rosset c’est précisément dans cette extra-quotidienneté que se situe le ferment du cinéma fantastique.

Le travail vidéo de Sandrine Rodrigues est cinématographique, pictural, imprégné d’histoire de l’art. 

Rouge, la scène finale tient autant de L’atelier rouge de Matisse, avec son cadre accroché qui fait oublier le mur, que d’un manteau de Vierge peint par Pierro Della Francesca. C’est un écorché. C’est une grenade. Elle rappelle aussi une installation de Cildo Meireles. J’y retrouve, plus personnellement, l’émotion d’une scène d’un Greenaway : « la femme », vêtue de blanc, effacée, flottant entre les murs exsangues des toilettes d’un restaurant, passe doucement dans un autre espace baigné, lui, de lumière rouge, où un homme l’attend et sa robe se met à rougir à l’approche de cette première rencontre avec « l’amant ». 

Escamotage du décor, encore, dans la scène rouge d’ « Absolitude », rappel des jeux de travestissement, féminitude et attente de l’autre, appel à la vie enfin. « Rouge Sélavy » ! 

 

Je est un autre, écrivait Rimbaud . Je est un nôtre, pourrait-on penser, spectateur de l’intimité de cette femme. Quoique sur le fil du rasoir, jamais nous ne nous sentons voyeurs. Pour rester en Rimbaldie, je dirais plutôt que nous sommes, voyant, c'est-à-dire pleinement participant de ce qui nous est donné à voir et qui nous renvoie à notre propre être.

J’ai séjourné, avant Sandrine et Morgan, dans cet appartement à la fois lieu de vie, de travail et d’exposition. Forcément, je retrouve dans « Absolitude » mes propres fantasmes et fantômes.

Je reconnais le mug terriblement kitch, souvenir du mariage de Lady Di et de Charles. Je m’en étais débarrassé, l’abandonnant en fin de résidence dans le vaisselier de formica vert et jaune. Je vois les doigts de Morgan s’enrouler à l’anse, ses yeux se river au regard d’Epinal du couple princier. Ma tasse devient LA tasse, de thé, de café, compagne d’un après-midi de solitude. Notre tasse de café ou de thé à tous. L’artiste a su faire de cet objet mièvre et triste un point de rupture dans la scène du salon.

Je reconnais aux mains de cette femme faisant la vaisselle une des 400 paires de gants de latex jaune dont j’avais tapissé les murs de cuisine comme d’une plante, grimpante, tactile. A l’inverse, Morgan, gantée, ne prolifère pas sur les parois, mais se fond dans l’horizontalité, s’étire, liquide, se répand. 

Elle rampe sur l’évier, elle se décape au Paic, comme pour disparaître ou faire disparaître - quoi ? Nul ne le sait. Elle se frotte énergiquement. Elle a la fibre abrasive. Se récurer comme un plat qui a attaché, à l’huile de coude, se triturer l’âme aux tréfonds … Tout ce qui effleure la surface renvoie toujours à plus de profondeur…

Peaux après peaux, les vêtements enfilés les uns sur les autres dans la chambre donnent à Morgan un air de bonhomme Michelin. Matriochka excédée au dehors et pleine de nihil. Les couches de cette momie emboitée dans ses multiples sarcophages, au bord du fou-rire (entre folie et rire), on pourrait les retirer une à une comme on épluche un oignon. Se rapprochant du cœur par paliers, on aurait sans doute les yeux qui piquent de plus en plus.

Dans la cuisine, c’est aussi la jubilation ou la colère d’un jet de tomates, quasi-dionysiaque, libation et libération. Comme on en a toutes rêvé de conspuer les placards, de faire saigner la brillance des meubles, tellement propres que l’on peut se voir dedans ! Les céréales pleuvent, au sol le corps se roule dans la fange, ou alors s’extirpe du liquide amniotique. 

La cuisine, lieu d’origine et de régression, se déplace dans la douche : sous la caresse animale de spaghettis bruns qui serpentent entre les grains de beauté, le corps semble s’apaiser. On croquerait volontiers dans cette peau de vache redevenue tendre. On pêcherait.

Tout se mélange dans des tableaux et chapitres pourtant bien ordonnés, temps, fonctions, espèces & espaces : inutile de rappeler que Sandrine Rodrigues est aussi une fervente lectrice de Georges Perec ! 

Il y a le rasage de la femme à barbe : l’alter ego dans le miroir n’est finalement pas l’autre, seulement l’ego déguisé. Nous avons toutes un jour rasé (ou voulu raser) notre homme, ou, comme Sophie Calle, rêvé de le faire pisse. Nous nous sommes toutes, comme un homme, seules devant la glace, prises au jeu de l’imitation : « you fucked my wife ? » 

Nous avons toutes dansé, seules, robe à pois ou pas, sur le tube de l’été, comme des écervelées, pieds nus. Lâchage complet.

Enfant, je lisais dans les toilettes, des heures durant (j’imagine que d’autres l’ont fait) jusqu’à ce que quelqu’un tambourine à la porte et réclame la place. Je sortais après avoir caché le livre dont les coins proéminents, sous mon pull, me trahissaient. 

Personne ne frappera à la porte de cette femme seule, absolument seule, enfermée dans ses toilettes. Elle n’a ni compte à rendre ni livre à cacher. Elle peut rester des heures dans cette pièce exigüe et haute de plafond. Elle peut bien y tenir un siège. Alors, elle se hisse de plus en plus haut en appui, en rappel, les murs la tiennent. Elle a le temps d’explorer cet espace, de l’épuiser. Elle y dompte même son vertige.

Voilà bien le talent de Sandrine Rodrigues : faire d’un lieu aussi peu poétique, vulgairement parlant les chiottes, un instant de contemplation, de prise de hauteur et de risque, une mise à distance – presque, un lâcher prise.

Et ici-même, dans le plus petit et le plus ingrat recoin de l’appartement (que j’avais appelé lors de ma propre résidence « îlot de solitude ») elle parvient à installer, dans l’absolitude,un phare.

 

Frédérique Metzger, janvier 2012

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